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DES MARCHES QUI PERMETTENT

Par Gérard Mayen, Critique de danse
janvier 2018

Chemin faisant. Considérons cette expression. Belle expression : "Chemin faisant". Qu'indique-t-elle ? Un chemin, on ne ferait donc pas que l'emprunter. Le suivre. Le chemin, on le ferait. Chemin se fait, en cheminant. Une part de chemin est offerte, inscrite là pour accueillir nos pas. Le chemin s'est tracé, gravé par les empreintes de ceux qui nous précédèrent avec le besoin de se rendre d'un point à un autre. Le besoin. Ou bien l'envie. Ou le plaisir.

Ce chemin vit. Il n'est pas que structure figée, dans l'attente impassible de l'action de notre marche. Une part du chemin s'acte, chemin faisant. Cela se passe en transport de soi dans le monde ; et avec le monde. S'il est une ligne, alors elle est flottante ; ligne d'intention, de projection, de désir. Au plus simple et fondateur de nos gestes, la marche désigne le monde, en l'animant dans le parcours. Elle en module les perspectives. En nuance les paysages. En rythme la saisie. Esprit et corps s'y relient, orchestrant l'alentour. A tout cela on songe au moment d'aborder Songlines, nouvelle pièce que la chorégraphe Joanne Leighton conçoit pour – et avec – sept interprètes. De cette artiste, dans les années les plus récentes, on repère des pièces déroulant le temps à l'échelle immense des paysages, provoquant la performance de centaines de participants (par exemple : Les Veilleurs).

On a suivi aussi sa propre marche de cent-vingt kilomètres, plus solitaire, reliant Belfort et Freiburg (en Allemagne), marquant une transition entre ces deux villes qui ont compté dans son parcours. Et citons encore la pièce 9000 pas, cette fois pour les salles de théâtre, dont les séries mathématiques déchaînaient les puissances de la marche.

La figure de la marche est à nouveau au coeur du projet Songlines. A travers elle : l'activation du site où cette marche s'invente en groupe. Ici : le site d'un plateau de théâtre. Vibrant d'imaginaire, ce plateau est protagoniste des débordements de la métamorphose. Comme on l'écrivait plus haut à propos du chemin, ce plateau n'est pas qu'une surface figée dans l'attente d'une action. Comme site, il est un potentiel en mouvement, où la scénographie suspendue d'Alexandra Bertaut emporte la scène par-delà son cadre, sans rien oublier de la présence active des spectateurs.

Joanne Leighton est Australienne d'origine. Sa curiosité est vive, pour la culture aborigène. Excellemment décrits dans l'ouvrage de Bruce Chatwin, les Songlines y sont des "sentiers chantants". Leur existence dit énormément du lien d'unité indissoluble entre l'homme et son environnement, qui anime cette culture. Dans les premiers temps, de légendaires êtres totémiques parcouraient l'immensité, souvent ingrate, du désert, en chantant le nom de tous les éléments qu'ils croisaient chemin faisant (une plante, une mare, un rocher, un animal, etc).

Ces chants, intimement combinés à la marche, tissent un vaste réseau de tracés, qui permettent de guider les déplacements, dans des immensités où l'oeil non averti, d'un visiteur ignorant, ne détecte rien – parfois au risque de périls très réels (égarement, soif, zones périlleuses…). Ici, le dire est acte d'écriture dans le site, en état de porosité dynamique avec qui le chante et le parcourt. Le lien est intime, qui produit un monde en le désignant en mouvement.

Plus proche de nos références contemporaines, on songe à la façon dont le philosophe Gilles Deleuze rattache les cartes à son concept du rhizome. Il oppose les cartes à la fixité du calque restituant le motif. Dans la carte, l'oeil s'introduit par où il veut, projette le parcours de son désir, où rien n'est imposé par présupposé. Dans le carte, le mouvement de lecture interprétante éveille la figuration du monde. Autrement, on songe encore aux "lignes d'erre" observées par Fernand Deligny chez les enfants autistes. Par ces parcours, s'élabore une pratique mouvante et complexe, voire opaque, dans un rapport conjonctif avec l'environnement. De quoi renverser la perspective dominante, qui est celle de la cristallisation du sujet par l'instauration du langage. Deligny sut s'intéresser, pareillement, à la culture aborigène, quand elle est toute à l'acte de produire figure, pour ensuite délaisser celle-ci une fois faite, sans plus lui accorder de valeur à ce stade.

La pièce de Joanne Leighton n'a aucune intention d'illustrer ce que sont les sentiers chantants des aborigènes ; ni ne s'autorise l'accaparement d'un héritage sacré, qui n'appartient qu'à eux. Songlines aborde la marche en quête de totems contemporains. L'humain s'inventerait en migrant, là où le pas, le mouvement de danse, toujours recomposé, combiné, démultiplié, permet qu'émerge un monde en proie à ses résonances, ses conjonctions, et métamorphoses.

La marche y donne le rythme d'une ouverture à l'état nomade. Rien n'y pourrait exister dans l'ignorance des sites qui par elle s'activent, signifient, dans une saisie poétique, et impliquée, de l'environnement. Bien entendu, il ne s'aurait s'agir que d'un art de se faire groupe. Dans ce mouvement.

Gérard Mayen, janvier 2018