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FAITS D'HIVER : SONGLINES DE JOANNE LEIGHTON

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Critique par Thomas Hahn

A l’Atelier de Paris, la chorégraphe belgo-australienne s’inspire des Aborigènes. Et les corps se fondent dans l’espace.

Les Aborigènes d’Australie possèdent un répertoire de chants qui tracent des chemins à travers les paysages, se référant à des points de repère comme des points d’eau et des phénomènes naturels. Ces songlines ou empreintes des ancêtres se construisent sur deux concepts. D’une part, l’idée que ces repères, présents depuis les origines, sont hors du temps et immuables. D’autre part, que l’homme est une émanation de la nature et donc défini par son environnement.

Pour Joanne Leighton, qui fait de la marche le principe fondateur de nombre de créations, les songlines incarnent presque une entité totémique. Avec 9000 Pas, avec Les Veilleurs ou Salt Circle, elle inscrit ses projets dans les dimensions d’un espace naturel et ouvert. Si elle crée aujourd’hui une pièce inspirée des songlines aborigènes, elle boucle une boucle qui fait que l’espace et le temps deviennent courbes. Et ce sous les boucles musicales de Terry Riley, choisies - fort heureusement - avec parcimonie. Car ce pionnier de la musique répétitive a commis d’impressionnantes atrocités acoustiques. Ici, la musique est aussi envoûtante que la danse.

Se fondre en l’air

« Ayant grandi en Australie dans les années 1970, j’ai été baignée dans la culture aborigène », dit Leighton. A l’époque, le mouvement pour la reconnaissance des droits et de la culture des Aborigènes était en marche depuis peu. Quarante ans plus tard, la maturité acquise par la chorégraphe lui interdit d’infliger, à eux et à nous, la platitude d’un simple hommage.

La recherche chorégraphique pour Songlines s’appuie sur 9000 Pas, déjà composé de de courbes, de spirales et de cercles. Ni discours, ni chants, ni marche sont mis en avant mais gardent une présence souterraine, comme cela peut se vérifier concernant les danses traditionnelles autour du bassin méditerranéen, du dabke aux danses grecques et au flamenco.

Songlines surprend avec une gestuelle fluide et aérienne qui laisse le corps, et surtout les bras, se fondre dans l’air environnant. L’effet est le même que chez Teshigawara, qui sait le réaliser par le corps entier. Ici, c’est le groupe qui fait corps avec l’espace. D’une fluidité hypnotique, les unissons, en lignes ou en cercles créent la communauté. Et comme chez les Aborigènes, la marche fonde la culture et définit l’espace.

Devenir groupe

Leighton sa garde de toute illustration. Cinq femmes et deux hommes, habillés comme dans la vraie vie, alignent leurs mouvements, dans un processus toujours renouvelé. Jusqu’à se vêtir de robes vaguement ethniques. Aussi le devenir-groupe perpétuel interroge la possibilité d’une communauté dans le monde actuel.

On songe aussi à Kleist et son regard sur la marionnette puisque les sept danseurs paraissent comme mus par une main invisible. Les corps peuvent bouger tel un champ de blé balayé par les vents. S’y ajoute l’effet pendulaire, comme dans un ballet de sept inlassables ressorts spiraux. Et on se demande si seul l’épuisement physique des danseurs pourra mettre fin à la cérémonie.

Au sol, le groupe trace des courbes qui rappellent le travail sur l’espace chez Anne Teresa de Keersmaeker. Mais dans l’univers de celle-ci, l’individu prime sur le groupe. Dans Songlines, l’individu cède sa conscience à celle de la communauté et ne se définit plus que par l’ensemble des présences. C’est une danse asexuée où ne compte que l’union avec les racines partagées.

Par son glissando permanent, elle transforme les corps en ondes visuelles et invente sa propre codification. Elle révèle l’environnement et le rend visible, voire palpable. Songlines crée des espaces, non pas scéniques, mais des espaces d’existence, espaces-temps et espaces culturels, dans la création et le partage de quelque chose de fondamental.

Thomas Hahn
Vu le 9 janvier 2018
Spectacle créé le 8 février 2018, au CDCN Atelier de Paris - Carolyn Carlson
20e édition du festival Faits d’Hiver