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Photo © Laurent Philippe

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« 9000 PAS » de WLDN / JOANNE LEIGHTON

Critique : 5 février 2015 par dansercanalhistorique.fr

Une pièce libre, ébouriffée, pourtant composée sur la base de rigoureuses combinaisons mathématiques. Dans moins d’un mois, Joanne Leighton aura quitté la direction du Centre chorégraphique national de Franche-Comté à Belfort. Cela au terme de péripéties pesantes, qui ne laisseront pas le souvenir d’un moment glorieux de l’Inspection de la danse au Ministère de la Culture.

Or la chorégraphe marque cette séquence finale par une pièce toute entraînante et clairvoyante, précise et légère. 9000 Pas a été composée rigoureusement sur la base de la suite mathématique dite de Fibonacci, qui combine des additions de chiffres selon des règles savantes de calculs systématiques. Le néophyte retiendra d’un tel système qu’il évacue toute dimension narrative ou psychologique.

Au contraire, dans une optique éminemment contemporaine, il s’agit de puiser, sous-jacents à l’apparence du monde, des modèles peu perceptibles, qui en fait structurent celui-ci. L’artiste n’a plus alors la prétention de rajouter un artefact de beauté forcée dans le monde, mais s’ingénie plutôt à glisser dans celui-ci une trame d’appui interstitiel, où vient se réfléchir une activation de la beauté de ce monde.

Le motif de base est ici celui de la boucle, décliné en cercles successifs que dessinent inlassablement les trajectoires des danseurs qui se succèdent sur le plateau, ou s’y rejoignent, au point alors que ces cercles se croisent, se dédoublent, se démultiplient et se déforment. Une implacable logique de la durée s’installe, à la longue jouissive, au fur et à mesure que des variations rythmiques opèrent, sobrement marquées par des frappes percussives.

L’œil lui aussi, peu à peu divague, gagné par une ivresse hypnotique. Vient un moment où les combinaisons des trajectoires marchées-dansées, qu’on saisit comme toujours rigoureusement automatiques, n’en sont pas moins gagnées par une effervescence d’un entremêlement apparent, qui brouille les repères des certitudes qu’on croyait acquises. Entre le précis et l’ébouriffé, le flottement est exquis.

Nullement statique, la pièce 9000 Pas progresse à partir, tout d’abord, d’une patiente exposition de la sobriété de ses structures. À ce stade, ses six interprètes évoluent chacun isolément. Les liaisons n’opèrent que dans l’espacement, éminemment plastique, qui se fait jour et se joue entre leurs diverses trajectoires. On perçoit très bien à ce moment ce que Joanne Leighton défend comme une notion d’in situ.

Toute la question posée est celle d’un lieu auquel donner sens en soi, par le fait même de l’investir. Et le plateau du théâtre vaut métaphore de l’espace citoyen acté. C’est en cela qu’il était étriqué de rabattre le gigantesque dispositif public des Veilleurs de Belfort, et autres grandes productions collectives suscitées par Joanne Leighton ces dernières années, sur la catégorie des pratiques de sensibilisation amateurs, pour les opposer à une réalisation artistique qui ne serait homologable que sous la forme de pièces jouées dans un théâtre.

Ce premier temps posé, 9000 Pas teste ensuite une multitude de combinatoires et de qualités relationnelles possibles. En observant cela, l’imagination est très libre d’interpréter tout ce qui peut faire lien entre les protagonistes, qu’il en aille du défi, de la solidarité, de la séduction, de l’indifférence, la rencontre de hasard ou le pas de deux presque raffiné.

Une bonne part des énergies convoquées alors s’investissent dans le registre de réminiscences folkloriques. Cela, décidément fait question dans l’époque, quand une seule année sur la scène chorégraphique contemporaine aura déjà donné à voir D’après une histoire vraie de Christian Rizzo, BiT de Maguy Marin, Notre danse de Mylène Benoit, et Monument 0 : hanté par la guerre (1913-2013) d’Eszter Salamon. Toutes ces pièces en passent par l’emprunt à d’anciennes bases de danses collectives.

Reste que le principe de composition de 9000 Pas renvoie surtout à une tradition savante marquée par Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker (avec qui elle partage l’emprunt au répertoire musical de Steve Reich et l’intérêt pour la suite de Fibonacci), l’art d’une Lucinda Childs, voire d’un Brice Leroux. Mais, impossible de qualifier la pièce de Joanne Leighton de purement répétitive (sa suite évolue sans cesse). Mais non plus de minimaliste. En quoi cela ? En ce qu’elle lâche la bride des qualités interprétatives de ses danseurs et danseuses, qui lui confèrent quelque chose d’heureusement engagé, plutôt joyeux et joliment revêche.

Gérard Mayen