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DE BELFORT A FREIBURG
JOANNE LEIGHTON OEUVRE LA MARCHE DE WLDN

Par Gérard Mayen

Dansercanalhistorique : 18/06/2015

Sur un parcours de 127 kilomètres en 4 jours, la chorégraphe déroule les bases philosophiques de son nouveau projet artistique. Entretien.

Ce printemps 2015, vous quittez Belfort où vous avez dirigé le Centre Chorégraphique National (CCN) de Franche-Comté pendant cinq ans. Vous marquez ce départ par une marche de quatre jours, pour rallier Freiburg en Allemagne. Vous y parviendrez pour le lancement des Veilleurs de Freiburg – Die Türmer von Freiburg, dispositif qui  y est activé pour toute une année. Quelle valeur accordez-vous à cette action de marche ? Quel lien tissez-vous entre cette action et celle des Veilleurs ?

Ma dernière pièce créée à Belfort, 9000 Pas, travaillait la matière fondamentale de la marche, dans une vaste combinaison mathématique déployée sur un plateau. A présent, en passant du plateau au Site, je vais effectuer une marche de cent vingt-sept kilomètres. Elle durera quatre jours. Je l'entamerai le 17 juin 2015 à 8h30, et la conclurai le 20 juin en début de soirée.     Je m'élancerai depuis la Citadelle de Belfort, qui a accueilli les premiers Veilleurs, de septembre 2011 à septembre 2012. Mon point d'arrivée sera le théâtre de Freiburg, sur le toit duquel, pendant une année à partir du 20 juin 2015, se relaieront les sept cent trente Veilleurs de cette ville allemande.

Ce choix du toit du théâtre a une signification très forte : partie intégrante du lieu théâtral, mais le dépassant et l'ouvrant en quelque sorte, dans une élévation pour embrasser la cité. Mon parcours suivra des cours d'eau, avec tout ce que cela évoque d'écoulement, dans un déroulé de temps et d'espace. Il traversera une frontière (entre la France et l'Allemagne). La question de la frontière importe. Je ne l'aborde pas comme ligne de séparation, mais comme une zone de traversées, par lesquelles s'activent certaines notions, allant de la détermination des espaces à la mise en relation avec une altérité ; ou résonnant encore avec le rapport scène-salle et la proximité ou l'éloignement entre une œuvre et un public.

J'ai repéré avec attention le tracé de ce parcours. J'ai élaboré un protocole de performance artistique. J'observerai un temps de présence immobile Chaque départ et chaque arrivée durent neuf minutes et quinze secondes. J'ai calculé cette durée selon une règle mathématique issue de l'expérience des Veilleurs, où le marquage du temps était également déterminant. 

La constitution de traces sera intégrée à l'action, ce qui est une préoccupation caractéristique de l'art-performance. Chaque heure, je prendrai un cliché du chemin se présentant devant moi, et de celui que j'aurai parcouru, derrière moi. Je communiquerai ces photos via Twitter et Tumbler. Toute présence d'une ou plusieurs personnes à mon côté en marchant sera possible, bienvenue. Cette performance sera accessible aussi bien pour une observation à distance, qu'à travers une implication directe. 

Les répercussions d'une action, de la nature des liens qu'elle génère, m'interroge profondément. J'entre ici dans la question d'un lien au site, par la façon de l'interpréter, et l'habiter. En me déplaçant dans le paysage, en y renouvelant indéfiniment mon point de vue, je manufacture une scénographie évolutive, qui se déploie en vague, dans une distorsion de temps et d'espace.
 
Tout est écrit, chronométré. Je vais me laisser occuper totalement par cette action, dont le protocole relève pleinement de l'art-performance. Je m'inscris dans ce champ artistique, à travers mes acquis spécifiques d'artiste chorégraphique. L'action de la marche s'insère dans cette option plus générale. Cette performance vise à me déranger, me déplacer, provoquer des situations et des rencontres. Dans un univers saturé de représentations, le temps et l'espace d'une marche peuvent réveiller une terra incognita, au ras des pieds, en cherchant son chemin.

Il y a peu de gestes aussi partagés, ne coûtant pas un centime, que la marche. C'est une technique extrêmement lente. On n'y lisse rien. Par elle, on s'immerge dans un site, à échelle de un à un. J'y retrouve une résonance avec mon écriture chorégraphique de l'emprunt et de la copie. Très cohérent, le geste même de la marche pourrait tenir d'un emprunt et d'une copie de mouvement, indéfiniment relancé. 

Cette matière de la marche est saturée, elle est partout présente à tout instant. C'est un défi qui n'a rien de simple, que de s'en servir pour élaborer une performance artistique. Je m'y retrouve au coeur de ma réflexion sur la notion de site, dans un rapport simple, quotidien, lié à l'expérience dans l'espace public à travers le corps des gens. Il s'agit d'activer des principes, des liens, des projections. Cette marche ne sera sans doute qu'une première, d'un projet à poursuivre, notamment sur le thème de la frontière. La question de la frontière est ici centrale et le restera au coeur de tout le projet de WLDN. 

A Belfort, en position de responsable d'une importante institution (un CCN), votre expérience a été celle d'une forte préoccupation pour un territoire. Quels enseignements en tirez-vous, qui pourraient continuer de nourrir vos réflexions et actions dans votre nouvelle position d'artiste indépendante à la tête de la structure WLDN ?

Mon expérience m'a conduite à déborder d'une notion de territoire qui ne s'en tiendrait qu'à des paramètres géographiques, socio-économiques. Par là s'est développée la notion de site, dorénavant au coeur de mon travail : un corps – une personne – vit à travers un site, qui ne saurait s'apparenter à un espace neutre, boîte noire ou cube blanc.

Le site est intégralement fait de mémoire, d'usages. Il est d'emblée un lieu de lectures, d'interprétations et d'élaborations. Il ne s'agit pas de sacraliser un site en termes de patrimoine, ou de fonction symbolique instituée, comme le plateau de théâtre par exemple. Le site est à embrasser. Il est un appel à l’action et l’activation. Par exemple, les Veilleurs ne viennent pas regarder le soleil se lever ; en s'inscrivant dans un site, ils se déplacent jusqu'au sens de l'être, en questionnant la qualité d'une présence. Mes pièces ne recherchent pas la confrontation.

Pour autant, mes actions ne visent pas non plus à produire l'illusion d'une harmonie douceureuse. Il y a friction du site. Il y a question politique. La notion de site se tient beaucoup plus de la notion de cité que celle du paysage.

Votre nouveau projet d'artiste indépendante s'appelle WLDN. Dans cet intitulé, on entend la résonnance de Walden, titre d'un ouvrage d'Henry David Thoreau, remontant à 1854, célèbre au regard de sa portée utopiste. Qu'est-ce que vous y retenez plus précisément ? Quelle serait l'actualité d'une utopie du geste artistique ?

Cet écrivain américain fait preuve d'une clairvoyance exceptionnelle pour dénoncer, déjà au milieu du 19ème siècle, les conditionnements qui réduisent la portée des existences individuelles et collectives du fait de la modernisation des modes de production et de vie en société. De 1852 à 1854, il met ses convictions en pratique, et choisit de vivre en autarcie au coeur de la nature pendant deux ans. Mais ce n'est pas une vie d'ermite. Il reste en dialogue avec les gens, dans un lien d'éveil de consciences critiques. 

Sous d'autres aspects, Thoreau est désigné comme un pionnier de la résistance civique non-violente. Sa postérité est entretenue par quantité de mouvements dans le champ des pratiques sociales alternatives. Personnellement, je lis chez Thoreau la question du choix d'un site, de l'invention d'un mode d'habiter, aux fins de questionner les modes de vie, de gouvernance, de liens aux autres. Il explique : « Je me suis installé dans les bois parce que je souhaitais effectuer de vrais choix de vie, me confronter exclusivement aux faits essentiels de la vie, pousser la vie dans ses retranchements, la rapporter à ses éléments de base ». 

J'ai besoin moi aussi de marquer  un temps d'arrêt et de réflexion, dans le but de débarrasser la pratique artistique de sa surcharge, ses éléments artificiels, le superflu, pour repenser la forme : repenser ses conditions, sa durée, son site, son public, ses corps. Un défi s'adresse aux artistes, qui nous appelle à nous situer plus clairement dans la problématique des usages institutionnalisés de l'accès à l'art. Les changements considérables qui affectent tous les domaines de la vie, notamment à travers les technologies, touchent aussi aux conditions de la production artistique, et sa réception. 

Je veux me resserrer autour de nouvelles définitions. Les notions d'autorat, d'appropriation, de transmission, sont à repenser. Il ne s'agit plus seulement de « produire » un travail, mais de le publier, le « rendre public » selon les canaux qui atteignent aujourd'hui un public. Nos spectateurs deviennent autonomes dans leur accès, et critiques dans leurs stratégies. Nous devenons des curateurs. Nous ne sommes plus exclusivement auteurs de formes sous contrôle. Il n'y a plus de conception close, de modèle normé définitif. 

Toutes les démarches sont gagnées par la plasticité, saisies par des dynamiques de flux et de contamination. Il ne s'agit pas de s'en réjouir béatement. Il s'agit de prendre mes responsabilités en sachant que je ne peux me contenter de reconduire exclusivement le modèle de la représentation en lieu clos, sur le plateau de théâtre pour un cercle de spectateurs autosélectionné – même si je me consacre à cela aussi passionnément.

Comment ces intentions d'ordre esthétique et philosophique vont-elles se traduire dans les réalisations effectives de WLDN ?

J'ai déjà évoqué en amorce de cet échange, le dispositif des Veilleurs de Freiburg, mais d'autres Veilleurs sont entrés en action depuis le 1er janvier dernier, à Haguenau, en Alsace, et ils continueront jusqu'au 31 décembre 2015. Les Veilleurs sont une concrétisation très forte de ma pensée du site. Dès l'an prochain, une nouvelle proposition, One Perfect Day, impliquera un grand nombres de participants dans des interprétations actives de sites, cette fois resserrées sur une durée intense, de vingt-quatre heures, ce qui change la durée des Veilleurs, qui est d'une année. 

Un autre de mes projets proches s'inscrit dans l'espace théâtral conventionnel, mais en abordant celui-ci selon une logique du site – cela était déjà le cas de ma dernière pièce, 9000 Pas. Cette nouvelle pièce, I'm sitting in a room se développe à partir d'une phrase de base. Celle-ci connaît des altérations du fait même de sa résonance avec les paramètres de l'espace où elle se déroule – ce principe fut celui du compositeur Alvin Lucier, dans sa propre pièce du même nom, captant les effets acoustiques du lieu où sa phrase originelle est prononcée. De surcroît, cette pièce convoque la participation d'habitants concernés par un handicap dans leur pratique du langage, de sorte que le site entre en récit collectif d'une manière très singulière.

Une future pièce, People United, Standing Together, connaîtra une déclinaison d'approches des rassemblements à caractère emblématique ou protestataire. Tous ces projets entrent en résonance. Je veux écrire les nouvelles histoires, concernées par ce que mes contemporains vivent, et ce qu'un public lit d'un propos que je lui adresse, faisant société (je ne parle pas ici d'histoires au sens scénique). Nous voici dans un grand moment de remises en jeu, qui appelle à rouvrir nos propos.

Recueilli par Gérard Mayen, le 18 mai 2015